
Après être restés dans l’ombre pendant des années, les chatbots (ou agents conversationnels) suscitent aujourd’hui un vif intérêt chez de nombreux marketers. Mais s’agit-il d’un simple outil commercial ou doit-on replacer le phénomène dans une perspective plus large ? Et comment évaluer les dangers de cette révolution des bots ?
(Bol.com) « L’assistant virtuel de bol.com vous souhaite la bienvenue. Que puis-je faire pour vous ? »
(MM) « Qui es-tu ? »
(Bol.com) « Mon nom est Billie, je suis l’assistant numérique de bol.com. Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions concernant bol.com. Comment puis-je vous aider ?
(MM) « Depuis quand existes-tu ? »
(Bol.com) « Je ne vous comprends pas bien. Pourriez-vous reformuler votre question ?
(MM) « Quel âge as-tu ? »
(Bol.com) « Je suis né en décembre 2008, mais étant donné que je suis un collaborateur virtuel, cela n’a pas vraiment d’importance. Que puis-je faire pour vous ? »
Ce bref entretien préliminaire avec l’un des chatbots les plus célèbres du Benelux en dit long. L’enthousiasme débordant suscité par leurs applications actuelles et futures ne devrait pas faire oublier que les chatbots ne sont pas une invention toute récente. Cela fait bientôt dix ans que Bol.com a recours aux services de Billie, et le concept même de "chatterbot" remonte à 1994. Autrement dit, l’humanité était déjà en prise à des machines intelligentes avant que l’Internet n’envahisse nos lieux de vie et de travail. Si les bots font à ce point fureur aujourd’hui, ils ont pendant très longtemps joué leur rôle en toute discrétion. Pour ne citer qu’un exemple : quand votre smartphone choisit entre le wifi, 3G ou Edge, cette décision est précédée d’un très bref processus de négociation entre deux bots dont nous n’avons absolument pas conscience.
Les chatbots sortent de l’ombre
Ce n’est pas pour ce rôle discret que les chatbots jouissent aujourd’hui d’une telle notoriété, mais bien pour leur capacité, en tant que programmes informatiques, de simuler des conversations interpersonnelles grâce à l’intelligence artificielle (IA). Cette définition met d’emblée le doigt sur une confusion sémantique de taille : l’intelligence artificielle peut piloter un chatbot, mais présente encore bien d’autres applications où il s’agit de convertir des données en idées et d’exploiter celles-ci. Que l’on songe à ces personnages de jeu vidéo commandés par une IA, pour ne citer qu’un exemple. Les chatbots dotés d’une IA sont la version améliorée des "scripted chatbots" un peu moins futés. Ils exploitent notamment les données récoltées pour parfaire les conversations avec les clients. Mais il convient encore d’apporter quelques nuances, estime Bart De Waele. « Un chatbot combine trois éléments en un : il est à la fois média, forme (de communication) et contenu », note le CEO de l’agence digitale Wijs. « Le composant média est très clair aujourd’hui. Les entreprises veulent mener une conversation individuelle avec chaque client au moyen d’un chatbot parce qu’un tel média leur permet d’être présents là où se trouvent leurs clients. Ce que l’on sous-estime souvent, c’est que les chatbots vont aussi modifier la forme de notre communication. De même que le passage des sites web aux applis nous a fait troquer le clic contre le défilement horizontal (swipe), les chatbots rendront l’interface désormais plus conversationnelle. Et cela se fera aussi sur d’autres canaux, pas uniquement sur les plateformes de chat. Enfin, le chatbot est synonyme de contenu généré par un algorithme. Sur ce point, il y a encore beaucoup de chemin à faire. »
Tâche 1 : le service client
Quand on tente de définir le chatbot, on se réfère presque automatiquement aux conversations avec les clients, de loin l’application marketing la plus citée. Si les contenus générés par un chatbot ne sont pas encore optimaux, il n’empêche que le recours judicieux à ces agents conversationnels offre une solution aux services clients débordés. Les clients n’acceptent plus aujourd’hui de devoir patienter pendant un quart d’heure en écoutant "Pour Elise" de Beethoven, tout cela pour recevoir une réponse à une simple question. Les réseaux sociaux ont déjà démontré qu’il était possible d’interagir plus rapidement et, en ce sens, les chatbots arrivent à point nommé.
Pour certains services, c’est même une solution qui va de soi. Telenet a ainsi mené une expérience avec Mr. More, un agent conversationnel donnant des suggestions de films basées sur les réponses à une série de questions. Par contre, quand il s’agit de résoudre les problèmes des clients, les entreprises doivent tenir compte des limites d’un tel robot. « Je serais heureux de recevoir l’aide rapide et efficace d’un chatbot si je veux prendre l’avion et qu’un changement de terminal se produit », indique Polle de Maagt, dont l’agence Ministry of World Domination travaille notamment pour KLM. « Mais si j’ai perdu mes bagages, j’apprécierais moins avoir affaire à un chatbot. Je préférerais attendre qu’un collaborateur en chair et en os vienne régler mon problème. » Autrement dit, l’intégration d’un chatbot aux procédures d’interaction avec le client nécessite d’évaluer correctement jusqu’où va l’empathie de ce chatbot. D’ordinaire, la solution consiste à combiner les deux éléments. « Bon nombre d’entreprises offrent d’abord la possibilité à leurs clients de chercher une solution en temps réel à l’aide d’un chatbot », explique Steven Van Belleghem, qui analyse dans son dernier livre ("When Digital Becomes Human") la dimension empathique de la numérisation. « Mais, à un certain moment, il faut pouvoir proposer un contact humain. Cette façon de faire est à l’origine de la notoriété de bol.com. Billie est un chabot présentant un rayon d’action très étendu, qui prévoit le recours à un collaborateur réel quand cela s’avère nécessaire. »
Tâche 2 : le nouvel assistant marketing
Faire discuter un chatbot avec les clients est une chose ; lui confier des tâches de marketing en est une autre. Peut-on lui demander de mener une campagne d’e-mailing, d’acheter de l’espace publicitaire, d’analyser les résultats d’une campagne et de mettre en œuvre les conclusions ? On trouve déjà divers exemples d’applications de ce genre. L’automne dernier, la marque de lingerie américaine Cosabella a dit adieu à son agence de publicité numérique pour embrasser l’IA. Son algorithme Albert gère le paid search et le marketing des médias sociaux. Dès le premier mois, il est parvenu à faire augmenter de moitié le rendement des investissements. Albert réajuste les budgets, analyse les promotions de la concurrence, indique les créations qui donnent les meilleurs résultats, etc. « No worries about the technical shit », entend-on littéralement dans la dernière vidéo promotionnelle d’Albert.
Le producteur Adgorithms commercialise celui-ci en tant qu’assistant marketing qui permet de se concentrer sur les compétences typiquement humaines, comme la recherche d’une bonne idée pour une campagne. Et il n’est pas seul à occuper ce créneau en 2017. La liste des grosses pointures qui investissent dans une plateforme d’IA est impressionnante : Google, Facebook, Microsoft, Amazon, Oracle, Salesforce, IBM… Ici encore, il convient de soupeser chaque mot. Si on ne sait pas très bien en quoi cette plateforme consistera exactement, mais il ne fait aucun doute qu’un chatbot servira d’interface. C’est aussi ce que prédit Jeremy Waite, "évangéliste" chez IBM à Londres. « L’IBM Watson Marketing Assistant (dont il a fait une démonstration début juin pendant WebTomorrow à Gand, ndlr.) est à nos yeux le meilleur marketer au monde, installé de façon permanente dans le bureau de nos clients. On peut lui parler, mais aussi communiquer avec lui par clavier si l’on préfère. Nous évoluons vers des interactions avec des machines sans l’intermédiaire d’un écran. » Waite souligne d’ailleurs que l’adoption d’un agent conversationnel ne relève pas non plus de la science-fiction pour les départements de marketing plus modestes. « Nous constatons que cela permet déjà d’améliorer une simple campagne d’e-mailling. Quand un mailing ne marche pas, le responsable marketing essaie de comprendre pourquoi en conciliant les données et sa propre intuition ou en consultant des agences et analystes. Or, Watson peut détecter beaucoup plus rapidement les points faibles. »
En dépit des efforts d’IBM & Co pour présenter leurs plateformes comme un complément aux efforts humains, cette dernière remarque fait vibrer une corde sensible. La machine va-t-elle remplacer l’homme ? L’analyse de données, la planification de campagnes et l’achat d’espace publicitaire, telles sont les tâches qui se prêtent le mieux à l’automatisation et au recours à l’IA. Chez Isobar, le Managing Director Nicolas Venderseypen ne voit aucune menace, mais uniquement des opportunités. « De tels systèmes peuvent à coup sûr aider les agences et leurs clients pour certains services. Par exemple, il existe déjà des chatbots qui peuvent envoyer des notifications, des rapports et des insights de campagnes digitales. Par ailleurs, ils peuvent aussi aider des prospects à naviguer à travers les services et les campagnes d’une agence. Isobar possède sur le Messenger de son compte INTL un bot développé à cette fin. »
Tâche 3 : la création (aisée) de contenus
Lorsque nous demandons quelles sont les tâches que les chatbots ne pourront pas réaliser à la place des humains, les réponses vont toutes dans le même sens : trouver l’idée géniale, faire preuve de créativité, surprendre… Est-il concevable que le chatbot installé à côté du bureau du CMO en 2025 fasse tout à coup une trouvaille extraordinaire qui lui vaudrait un Lion dans la nouvelle catégorie IA à Cannes ? On en est encore loin, et ce jour n’arrivera peut-être jamais. Chez IBM, on considère que l’IA pourrait surtout faciliter le processus en fournissant des données propulsant la créativité à un niveau supérieur. Mis à part cela, il existe quelques domaines où le chatbot pourrait jouer un rôle créateur. Et comme sa finalité première est de discuter, on pense avant tout à la production d’éléments langagiers, et donc de textes. Un chatbot pourrait-il rédiger des contenus, ou en tout cas leurs parties les plus répétitives ? Les chatbots ont recours à la Natural Language Generation (NLG), un système qui permet d’utiliser un langage logique et cohérent. L’intervention humaine est toutefois nécessaire, notamment pour remplir les modèles. Les études qui comparent des textes en NLG à d’autres écrits par des journalistes indiquent qu’il n’est pas évident de les distinguer. Mais les tests consistant à décrire les textes à l’aide d’une batterie de caractéristiques montrent clairement la différence. Si les textes rédigés par des machines sont souvent précis et informatifs, les hommes parviennent toutefois mieux à produire des textes intéressants et agréables à lire. Les chatbots de demain progresseront en matière de créativité, tandis que celle-ci va aussi évoluer, aux dires de Bart De Waele : « La créativité continuera à jouer un rôle crucial, mais à un autre niveau. Elle se manifestera dans la conception d’algorithmes. Et il ne sera plus nécessaire de savoir programmer parce qu’un logiciel permettra à tout un chacun de manier les algorithmes. On peut comparer cela à l’équation mathématique dont on avait besoin à l’époque pour dessiner un cercle avec son ordinateur. Des logiciels ont ensuite pris la relève. Il en ira de même avec les algorithmes, qui ouvriront la voie à une nouvelle créativité. »
Tâche 4 : négociations et ventes
Etant donné que certains chatbots peuvent répondre aux questions des clients, tandis que d’autres se chargent d’acheter de l’espace publicitaire, il n’est pas utopique de penser que ces bots joueront un rôle actif dans la vente de produits. Steven Van Belleghem : « C'est sûrement une possibilité. Starbucks dispose d’une appli qui permet de communiquer à l’aide d’une interface vocale. Le client l’utilise pour commander et payer avant de se rendre au point de vente, où sa commande a été préparée dans l’intervalle. »
L’exemple le plus connu est toutefois celui d’Alexa chez Amazon. Cette assistante personnelle d’IA réagit aux commandes vocales pour éteindre l’alarme, dresser des listes de choses à faire, donner un tour d’horizon de l’actualité, mais aussi pour conseiller un livre à acheter sur Amazon.com. Polle de Maagt possède un exemplaire d’Alexa et constate que le shopping a été intégré de façon très intuitive au système. « Je l’utilise pour des choses auxquelles je ne m’attendais pas du tout. Pour éteindre la lumière, par exemple, mais aussi pour ajouter des produits à ma liste de courses. » L’appli de Starbucks et Alexa se base sur le principe "pull" : le consommateur veut acheter quelque chose et se simplifie la tâche en recourant au bot. Mais que se passerait-il si les entreprises se mettaient à utiliser des bots dans une logique "pull", pour vendre de façon active ? « Dans ce cas, les consommateurs construiraient une ligne de défense », pronostique Bart De Waele. « Le bot mènerait un premier entretien exploratoire sur la base de différents paramètres sur les préférences du client. Celui-ci ne réagirait qu’en cas d’offre vraiment intéressante. Cela pourrait insuffler une nouvelle dynamique. Les particuliers pourraient très bien confier à leur bot la mission de négocier le meilleur tarif d’électricité au jour le jour. Voire de vendre l’électricité produite par des panneaux solaires. Là encore, il s’agit d’un scénario tout à fait plausible. »
Les bots ont encore beaucoup à apprendre
Mais tout cela nécessite encore un important apprentissage de la part des chatbots, qui doivent notamment se débarrasser de leur nature informatique pour se rapprocher de la nature humaine. Le fait que Billie soit incapable de répondre à la question « Depuis combien de temps existes-tu ? », comme nous l’avons vu au début de cet article, indique immédiatement au consommateur qu’il a affaire à un collaborateur virtuel. Si Bol.com en fait état explicitement, d’autres bots dissimulent par leur véritable identité, suscitant ainsi l’irritation du client lorsque la conversation ne fournit pas le résultat souhaité. « Les bots opérant en AI sont encore loin. Leur développement est extrêmement compliqué et cher », explique Nicolas Vanderseypen. « Et le risque est élevé pour les marques, témoin la quantité de bots qui déraillent. Les développeurs et programmeurs doivent d’abord maîtriser parfaitement les clés de l’IA avant que les marques ne s’approprient la technologie. »
Des bots qui perdent le nord... On pense immédiatement au cas de Tay. Le chatbot de Microsoft est entré dans la légende en se mettant à proférer des remarques racistes à son insu. Il n’avait pas été programmé pour cela, mais bien pour tirer les enseignements des messages reçus. Ce sont les internautes qui lui ont appris à se comporter en raciste. Tay est allé jusqu’à nier l’holocauste, ce qui est d’ailleurs une infraction pénale, et a débité après un temps : « We’re going to build a wall, and Mexico is going to pay for it ! ».
Nous en arrivons ainsi à la question sans doute la plus cruciale concernant les chatbots : est-il possible d’insuffler une conscience éthique aux systèmes d’IA créés par des entreprises ? La situation est déjà compliquée aujourd’hui avec les cookies, mais les chatbots vont entraîner des discussions d’un tout autre niveau. « Amazon Echo (Alexa) a comparu comme témoin dans un procès pour meurtre aux Etats-Unis », relate Van Belleghem. « Le système a donné accès à des données, en l’absence d’autres témoins. Imaginez qu’une maison soit équipée de toutes sortes de bots et qu’un homme soit sur le point de battre sa femme, que vont faire ces bots ? Se taire, intervenir ou appeler la police ? Ce sera la discussion la plus délicate que le marketing ait connue dans son histoire. » Cet exemple fait penser au cas des voitures autonomes confrontées à un dilemme déchirant. Si personne ne sait aujourd’hui comment inculquer un sens moral à nos bots, Bart De Waele envisage le problème avec optimisme. « Il faudra l’intégrer d’une manière ou d’une autre. L’éthique n’est pas inhérente aux objets, mais à leur emploi. Plus l’auto-apprentissage sera poussé, plus le sens éthique de ces bots se développera. Ce n’est pas une utopie. Au début du siècle dernier, la ville de New York avait un architecte officiel raciste. Il construisait des ponts élevés dans les quartiers blancs et des ponts bas dans les quartiers noirs, où les transports en commun ne pouvaient que difficilement circuler. On peut programmer une éthique positive dans les objets, et surtout dans les bots. Les algorithmes ne sont pas neutres. » Il semble inévitable que les chatbots dominent dans un avenir proche nos modes de communication avec les clients et les ordinateurs. Ils déchargeront aussi les responsables marketing d’une bonne partie de leur travail. Le temps ainsi libéré pourra être mis à profit pour repousser les limites. Les limites de l’efficacité, de l’humain et de l’éthique des chatbots.