Martin Lindstrom : « Les agences de publicité ont trop essayé de juste plaire à leurs clients »

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Comme vous le savez, l’UBA Trends Day propose à ses visiteurs – qui étaient 1500 cette année, dont 80 % d’annonceurs, un nouveau record – une brochette prestigieuse de conférenciers enthousiastes et inspirants. L’un de ces orateurs invités le 21 mars dernier était le Danois Martin Lindstrom (Président de Lindstrom Company). Ce créateur de marques et auteur de best-sellers figure dans le top 100 des penseurs les plus influents selon Time Magazine. MM a eu le privilège de le rencontrer pour un entretien intrigant sur l’agonie des marques, l’extinction de la publicité et la possibilité d’alternatives prometteuses.

Vous avez sept best-sellers à votre actif sur différents aspects du branding et du marketing. L’une de vos conclusions les plus frappantes est la nécessité de procéder à une redéfinition du concept du marketeer. Quels sont les principaux défis auxquels notre industrie doit faire face aujourd’hui ?                                                                                                                      Je vois aujourd’hui trois grandes évolutions en train de se réaliser, plutôt négatives de prime abord : la disparition de la publicité, l’extinction des CMO et le déclin des marques mondiales. 
 
Rien que cela... Expliquez-nous.
Permettez-moi de commencer par le dernier point. Les consommateurs ne sont plus demandeurs de marques mondiales, auxquelles ils préfèrent désormais les acteurs locaux. Cela s’explique par les pressions très fortes qui s’exercent sur eux. Dans notre société, la transparence est si totale que nous pouvons voir tout ce que les autres font, et nous sommes donc confrontés en permanence à ce qui nous fait défaut en termes d’activité ou de possession. Cela entraîne un complexe d’infériorité et une perte de l’estime de soi. 
 
Pour échapper à cette transparence totale, nous nous réfugions dans des silos et derrière des murs, où nous pouvons former de petits groupes avec des gens qui partagent les mêmes valeurs que nous, qui sont dignes de confiance et qui parlent la même langue.
 
D’où la régression des marques mondiales, parce que nous ne voulons pas être traités exactement de la même manière que des millions d’autres individus. Si elles veulent garder leur pertinence et assurer leur survie, les marques mondiales doivent donc changer d’approche. Elles doivent miser sur leur purpose et sur l’authenticité, tout en veillant à multiplier les points de contact avec la communauté locale. Voilà le défi que de nombreuses marques FMCG doivent relever aujourd’hui et la raison pour laquelle elles risquent de disparaître.
 
En rapport avec cette évolution, vous prédisez la disparition des CMO, à moins de réinventer la fonction. Quel est le problème au juste ?
Le rôle du CMO est traître. Est-il responsable de toutes les marques au sein de son entreprise ou fait-il partie d’une organisation matricielle ? Dans ce dernier cas, il a un problème. Après tout, si vous voulez changer quelque chose pour une marque, vous devez avoir l’autorité pour le faire, mais dans une organisation matricielle vous n’avez pas cette autorité, parce que la responsabilité est ailleurs, chez les brand managers par exemple. 
 
Le rôle classique du CMO doit être rétabli dans la gestion commune de l’organisation. Le CMO doit pouvoir représenter la marque et les valeurs des consommateurs. Il faut lui confier la mission de briser les silos et la responsabilité de toutes les marques au niveau organisationnel, faute de quoi sa fonction perdra tout impact réel.
 
Votre troisième constat est la mort imminente de la publicité. Faut-il prendre cela pour une boutade ?
Absolument pas : c’est une réalité. La publicité telle que nous la connaissons aujourd’hui est condamnée parce que les gens ne veulent plus être dérangés par de la bête réclame intrusive pendant leurs activités. Vous verrez que la publicité évoluera vers le marketing contextuel et le branding : le bon message à la bonne cible au bon moment. D’un autre côté, la publicité peut aussi prendre une forme éditoriale grâce au story-telling. 
 
Mais s’agit-il encore de publicité alors ?
Eh bien, la publicité épouse de nouvelles formes pour relever de ce que j’appelle le "plot marketing". On part de la "purpose"de la marque pour construire une histoire autour. On fait du story-telling sur les messages que la marque souhaite transmettre, en abandonnant le format des 30 secondes avant ou entre d’autres contenus. Les formes classiques de publicité à la télévision et sur Internet vont peu à peu disparaître. Les gens en ont assez qu’on les gave de publicité, contrairement au passé, où ils l’appréciaient, mais il faut dire que les spots étaient géniaux, comme ceux pour Pepsi ou Levi’s. Malheureusement, ce genre de créations n’existe plus. Tout est devenu beaucoup trop rationnel. C’est ce qui explique l’aversion qu’éprouvent les consommateurs actuels envers la publicité. L’industrie a signé son propre arrêt de mort en créant tant de mauvaises publicités.
 
Cela signifie-t-il que les agences de publicité vont également disparaître ?
Sans aucun doute. Elles en ont trop essayé de plaire à leurs clients. Elles ne leur ont jamais dit que leur produit n’était pas assez bon et qu’il fallait l’adapter. Les agences ont dépensé trop d’argent en pitcheset pas assez en R&D. Résultat : elles perdent le client au bout de deux ans.
 
À l’avenir, les agences deviendront de plus en plus des sociétés de conseil, à la McKinsey. Le fait que les agences traditionnelles doivent de plus en plus battre en retraite devant les Bean et Accenture de ce monde est dû à leur somnolence. Elles sont devenues arrogantes et ont accordé trop d’importance à d’autres choses. 
 
J’avoue que moi-même je suis tombé plusieurs fois dans ce piège. Mais j’ai quand même toujours alloué de l’argent à la recherche. Beaucoup d’argent, parce que la recherche est essentielle et couvre de nombreux domaines, de l’éthique aux enfants, du développement durable aux neurosciences. Ses résultats permettent de poser les balises des développements futurs. Voilà ce que les agences de publicité devraient faire. Il leur faut donc abandonner le modèle dans lequel elles se sont enfermées. Mais je sais combien c’est difficile…
 
Vous êtes donc d’accord avec Pritchard lorsqu’il déclare qu’il faut se préparer à un monde sans publicité. Que pensez-vous de la dernière édition des "Meaningful Brands" de Havas, qui révèle que 77 % des marques peuvent disparaître sans que personne ne s’en soucie ?
Je pense que ce nombre va encore augmenter. Cela dit, la bataille n’est pas encore perdue, mais les marques doivent redécouvrir leurs racines et leur "purpose", afin que celles-ci influent sur tous les aspects de l’organisation. Et c’est là que les agences de publicité se mettent le doigt dans l’œil. Elles ne voient que le CMO dans leur client, au lieu de penser aussi au CEO et au conseil d’administration. Ce n’est évidemment pas nécessaire si le CMO parvient à assumer une mission globale au sein de l’organisation, en ayant par exemple aussi une influence sur la R&D. 
 
Est-ce la raison pour laquelle la publicité est de plus en plus internalisée par les grandes entreprises ?
C’est un éternel mouvement de pendule. Aujourd’hui, l’internalisation a le vent en poupe parce que les entreprises doivent faire des économies, mais plus tard elles se rendront compte que la créativité disparaît, que l’achat d’espaces manque de flexibilité et que personne ne souhaite encore travailler pour elles parce que les collaborateurs aspirent à un environnement professionnel plus attractif. À ce moment-là, le mouvement s’inversera de nouveau.
 
Vous avez déclaré que les grands groupes devraient appartenir aux consommateurs. Qu’entendez-vous par là ?
La marque brésilienne de cosmétiques Natura en est un bel exemple : cette entreprise appartient aux consommateurs et est pilotée par ceux-ci. Dans son rapport annuel, elle commence par présenter ses excuses pour la non-réalisation de ses objectifs, en particulier en matière de durabilité, ce qu’elle considère comme une honte pour la marque. À l’avenir, on verra de plus en plus de marques gérées par les consommateurs, non pas via des actions en Bourse, mais sur le plan moral ou d’une autre manière. Les points de fidélité seront une forme de propriété de la marque. Les marques se convertissent peu à peu en une forme de religion ou de culte. Si elles ne parviennent pas à créer un sentiment d’appartenance, comme c’est le cas avec Lego ou Apple, elles seront tôt ou tard dégradées en "commodité".
 
Vous savez, les gens ont besoin d’un but dans l’existence. Mais qui nous fournit celui-ci aujourd’hui ? L’église ? Le club sportif ? La communauté ? Le cercle d’amis ? Les marques peuvent investir ce terrain à condition de jouer la carte de l’éthique et affichant une finalité sociale intègre. Si, en outre, le produit plaît au consommateur, celui-ci l’achètera. On génère ainsi une dynamique et du bouche-à-oreille. Ce sont les consommateurs qui s’en chargent.
 
D’ailleurs, les marques feraient mieux de s’attacher à refléter davantage les comportements des consommateurs au lieu de prendre leurs propres principes organisationnels comme point de départ. Supposons que vous alliez au supermarché pour acheter de la viande, des épices et de la crème pour préparer une sauce. Ces ingrédients sont situés à trois endroits différents dans le magasin. Si on les trouvait au même rayon, cela ferait augmenter le chiffre d’affaires de 30 %. Mais les supermarchés ne sont pas capables aujourd’hui de procéder à de telles adaptations. C’est le rôle de l’agence de faire en sorte qu’elles soient capables de s’adapter, au lieu de partir de la structure actuelle. 
 
Quel sera le thème de votre prochain livre ?
Je ne sais pas encore. J’ai un emploi du temps très chargé et je dois encore réfléchir à la question.

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