Le face à face Fons Van Dyck-Luc Suykens : marques, valeurs, chiffres et cheveux gris

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Les voici réunis à la même table: Fons Van Dyck et Luc Suykens, deux figures passionnées de l’univers marcom belge. Ils savent mieux que quiconque ce qui caractérise les entreprises et les marques fortes, et comment celles-ci peuvent prospérer et se développer.

La parution du dernier livre du patron de Think BBDO, "L’entreprise immortelle", constituait le prétexte idéal pour une conversation entre son auteur et un lecteur très engagé, donc critique : Luc Suykens, Harley Procter Brand Director chez Procter & Gamble pour la France, la Belgique et les Pays-Bas.

Lors de leur rencontre dans les bâtiments de P&G,les deux hommes ont profité de l'occasion pour évoquer leurs idées et réalisations respectives et se questionner mutuellement. Ce qui a fait du soussigné le témoin privilégié d’une interview croisée entre un auteur et son lecteur, entre un consultant et un annonceur, deux vieilles connaissances, intarissables sur les thèmes qui les passionnent. 

Il n’est évidemment pas nécessaire de briser la glace avant d’entamer cette conversation...

Fons Van Dyck : Non vraiment pas (rire). Il y a 10 ans, j'avais demandé à Luc d'écrire l'avant-propos de mon livre précédent, "La publicité, morte ou vivante". Et chaque fois que nous nous rencontrons, nous parlons bien plus longuement que prévu.

Luc Suykens : Pour moi, Fons a toujours été quelqu’un qui inspire les autres. Nous nous intéressons tous deux aux travaux de l’Ehrenberg-Bass Institute for Marketing Science (un centre de recherche sur le marketing situé en Australie, ndlr.), c’est une source d’inspiration commune, qui nous fait aborder le marketing de manière similaire, à partir d’études et de statistiques. J'accorde énormément d’importance à cette base scientifique sur laquelle Fons fonde ses conclusions. A moi de m’inspirer de ces idées et de les transposer concrètement dans une grande entreprise. De voir comment le faire de manière consistante, d’année en année, à court et à long terme.

Parlons alors de ce qui fait de P&G une entreprise mondiale de premier plan.

FVD : Procter & Gamble est sans conteste un modèle d’entreprise immortelle : elle a été témoin de plusieurs guerres, elle a survécu à de multiples chocs technologiques et tendances générationnelles, et elle gère aujourd'hui de manière cohérente des marques qui jouent un rôle de premier plan à l'échelle mondiale.

LS : Les racines de P&G se trouvent dans l’Ohio, l’ancien Far West. Les pères fondateurs sont les beaux-frères William Procter, fabricant de bougies, et James Gamble, producteur de savon. Il faut se représenter Cincinnati en 1837, c’était l'endroit où arrivait tout le bétail par voie de chemin de fer. Le savon et les bougies étaient des produits dérivés fabriqués à partir de matières premières abondamment disponibles. L'une des valeurs essentielles de P&G réside d’ailleurs toujours dans ce lien entre le produit et la qualité des matières premières. La première revendication de produit distincte de P&G concernait la qualité du savon. Le savon était si pur qu'il ne coulait pas au fond du bain ; le slogan publicitaire était "So pure it floats". 

C’est dans la culture de nos pères fondateurs que se trouve l'ADN de notre société et de nos marques : "Make an honest product". Fabriquer des produits honnêtes, rester fidèle à soi-même et respecter les promesses de la marque.

Où se situe ce puissant ADN dans le modèle de "L'entreprise immortelle" ?

FVD : Une entreprise immortelle sait comment s’adapter intelligemment à un monde en mutation, comment atteindre ses objectifs avec une stratégie claire, comment connecter collaborateurs, stakeholders, partenaires et clients au sein d’un système unique et complet, comment surveiller et sauvegarder son ADN à long terme. 

J’ai testé ces principes à la lumière des succès et des échecs d’Apple sur plus de 40 ans, de l’ascension à la dégringolade puis à la résurrection. Je plaide pour la nécessité d'une réflexion à long terme ; celle de s’écarter des banalités et des mythes relatifs aux organisations performantes. En d'autres termes, ce livre s'apparente à une trousse de survie pleine de conseils pratiques pour tout entrepreneur en ces temps de disruption.

Dans quelle mesure les propositions du livre font-elles écho à la puissance et au succès de P&G ?

Dans mon livre, j’utilise Apple comme exemple central, car cette marque unique est celle qui fait le plus appel à l’imagination, mais P&G s’appuie tout autant sur une culture d’entreprise spécifique, dans laquelle la qualité du produit, la volonté d’innovation et l’attention portée au client jouent un rôle central au service d’un portefeuille impressionnant de marques mondiales. Dans les succès de P&G, je pense pouvoir reconnaître très fortement le slogan "The winner takes it all". 

LS : Ce constat nous est effectivement très familier. Je me retrouve également parfaitement dans la liste de facteurs identifiés par Fons et qui permettent à une entreprise de survivre et de continuer à toujours faire mieux. Nos valeurs sont profondément ancrées dans notre société, partout où nous sommes actifs dans le monde, et ce depuis plus d'un siècle ; elles restent actuelles et réactives à l'actualité immédiate : intégrité, leadership, passion pour le succès, propriété et confiance. L'un des piliers de nos méthodes de travail réside dans l'importance du développement de produits en permanence : proportionnellement à nos chiffres d’affaires, nous investissons en R&D le double de nos concurrents directs.

Tout commence en effet par la qualité des produits et les valeurs des marques pour le consommateur. Nous donnons à la marque une position centrale : j'ose dire que P&G a inventé la fonction de Brand Manager.Chacun dans l’entreprise est donc aussi un "brand builder" et participe à la recherche et au développement dans le processus qui amène nos marques vers le consommateur. Le rôle de nos Brand Managers est triple : "Run the business, manage innovation & manage communication". Chacun participe à la construction des marques en fonction des mêmes principes, nos PVP (Purpose, Values & Principles, ndlr.). Surtout en période difficile, ou sur des marchés et des segments de produits complexes, la clé du succès réside dans nos PVP.

"L'Entreprise Immortelle" réfère au paradigme AGIL de Talcott Parsons - Adaptation, Goal attainment, Integration, Latent pattern maintenance. La culture d'entreprise fait partie du quatrième aspect de ce paradigme. P&G place cette puissante identité au centre. Comment cela s’exprime-t-il dans les relations entre les différentes valeurs et les consommateurs ?

FVD : Lorsque j'ai soutenu ma thèse de doctorat, voici deux ans, mon professeur Jean-Noël Kapferer m'a posé une question intéressante : "Apple est une entreprise qui est présente dans deux, trois catégories de produits, les noms des marques sont également ceux de la société mère et vice versa… Comment cela fonctionne-t-il dans une entreprise comme P&G, où l’on trouve quantité de marques avec différents positionnements ? Y a-t-il un chevauchement ? Y a-t-il pour toutes ces marques un élément commun sur lequel s’appuyer pour atteindre le consommateur ?"

LS : Toutes nos marques placent le consommateur au premier plan. Et pas seulement sur le plan de la communication. Nos bâtisseurs de marque mettent également le focus sur leurs consommateurs en termes de logistique et de distribution. Ici, dans ce bâtiment, nous disposons d’un Consumer Lounge où nous pouvons mener des études de consommation. Nous y avons installé des cuisines et des salles de bain pour enregistrer les expériences produits. Ces installations sont également connectées à d'autres sites P&G, afin que notre personnel puisse suivre les recherches effectuées depuis les départements R&D situés ailleurs. De cette manière, nous disposons d’une énorme quantité de learnings et de consumer insights en provenance du monde entier. 

Que ce soit à Tokyo, à Pékin, dans chaque département le consommateur est au cœur de la culture d’entreprise. On ne remarque vraiment la force de ces valeurs P&G que lorsque cela devient difficile : c’est là que la culture prend le dessus. Un exemple : le secteur FMCG subit une crise et il est de plus en plus difficile d’atteindre des objectifs de profit. Dans ce cas, on pourrait être enclin à appliquer l’astuce du coût de production plus bas en diminuant légèrement l'ingrédient actif. Aucun consommateur ne le remarquerait en l’espace d’un mois. Faire cela chez P&G est absolument impossible. Cela va radicalement à l'encontre de nos PVP. Notre volonté est de fabriquer des produits qui rendent au quotidien la vie du consommateur plus agréable. Nous aspirons à la confiance des consommateurs et choisissons donc la solution adéquate. Dans ce cadre, le leadership revêt une importance considérable. Au niveau interne, nous accordons énormément d’importance à notre position dans le leadership ranking.

Comment misez-vous sur les PVP ?

Ces PVP nous lient dans le temps et au-delà des frontières ; ils ne changent pas. S'il n'y a pas d’adéquation avec les PVP au sein de notre entreprise, vous pouvez être le plus intelligent et le meilleur, cela ne fonctionne tout simplement pas. Il s’agit de fierté et d'honnêteté. Nos collaborateurs disposent de beaucoup de liberté. Nous offrons la flexibilité au travail et nous allons très loin à ce niveau. Cela relève de la confiance entre toutes les personnes de l'entreprise et l'employeur ; cette confiance est également ancrée dans l'ADN de P&G. La formation est centrale, et j'ai moi-même été formé comme coach. L'un de nos principes est le suivant : vous donnez une semaine de formation, vous obtenez une semaine de formation. Elles sont données par des Line Managers, et non par les RH ou par des consultants externes.

J’ai été formé par un Anglais bouddhiste, qui a vécu dans un monastère à la frontière du Pakistan pendant 15 ans. J'ai donné cette même formation ici avec un collègue. C'est une formation au leadership. Vous ne pouvez influencer les autres que si vous savez clairement où vous voulez aller. Le coaching est très important. En vous appuyant sur le concept de "promotion from bounding", vous pouvez former votre propre successeur. J'ai appris de mes prédécesseurs que si vous voulez être entendu et cru dans une réunion, vous devez avoir soit des chiffres, soit des cheveux gris. Je possède à présent assez bien de ces deux atouts. 

Il y a cette dimension qui lie, mais y a-t-il également de la place pour l'évolution et l'intégration ?

Les valeurs essentielles - Trust, Leadership, Collaboration and Innovation - ne changent pas, mais la manière dont on les fait vivre, oui. Cela évolue avec le temps. Prenez, par exemple, la méthode de formation "one pager". Les collaborateurs de P&G et les partenaires externes suivent un cours d'écriture destiné à faire ressortir leur façon de penser et de faire des affaires. Si vous ne pouvez pas développer une idée - à propos d’une acquisition équivalant à des milliards ou d’un investissement pour une promotion - sur une seule page, c’est que vous n’y avez pas suffisamment réfléchi. Cela apporte la clarté et le focus, et de cette manière, on parle également le même langage entre différents pays.

FVD : On en arrive ainsi à deux conditions essentielles pour la survie à long terme : la réflexion à long terme et l'intégration. Les relations ainsi construites sont également des relations de dépendance, qui débouchent à nouveau sur cette confiance et ce respect mutuel.

LS : Les personnes les plus fortes ne sont pas du tout défensives. Elles cherchent des idées permettant d’innover ; elles brillent quand vous les défiez, elles ne se sentent pas attaquées mais cherchent à se réinventer. Au moment de prendre sa retraite, Michelle Le Barque, de notre agence Star en France, a tenu le discours suivant : "P&G est très exigeant, mais quel respect incroyable ils ont pour notre expertise, j'ai toujours été traitée avec respect pour mon expertise, celle de notre agence. C'est pourquoi j'ai pu mettre autant de passion dans mon travail pour P&G durant plus de 20 ans, à l'image de mon équipe." Cela montre à quel point l'ADN à Paris était identique à celui de Bruxelles. Elle m'a aussi beaucoup appris. Nous chérissons énormément cette culture. Après leur départ, nos anciens ne parlent pas du produit, des budgets ou du plan marketing, mais de la culture, des personnes qui leur manquent. 

La diversité - qu’il soit question de l’homme, de la femme ou des différents groupes sociaux - a toujours joué un rôle énorme chez nous. La manière dont nous utilisons nos marques pour promouvoir la diversité joue également un rôle. Par exemple, nous soulevons des problèmes tels que l’insoutenable charge de travail imposée aux femmes actives. Ce n'est pas un hasard si, dans la campagne Ariel Pods, les jeunes pères donnent le bon exemple : les tâches liées à la lessive constituent le dernier obstacle à l'égalité absolue au sein de la famille. C’est notre objectif marketing. P&G utilise sciemment ses produits pour mettre en valeur ce qui vit dans la société et y contribuer.

FVD : Dans le concept du modèle ISP (Integrated Selling Proposition, ndlr.) que je développe dans mon livre, une marque doit jouer sur quatre dimensions pour créer de la valeur pour le consommateur : la dimension fonctionnelle du produit, l’émotionnelle que l’on construit principalement au moyen de la publicité classique, l’expérience utilisateur - la dimension relationnelle et la façon dont on vit avec le produit, qui est le facteur le plus important dans le jugement final du consommateur -, et enfin le purpose, l'objectif supérieur d'une marque. Vous êtes d’accord avec cela ?

LS : Absolument. Cela commence par le produit ou la manière dont le produit répond à un besoin d’un consommateur. Prenons l’exemple d’Ariel Pods. On constate que les familles ne consacrent plus le lundi à la lessive, et deviennent de petites familles monoparentales. Il y a là une expérience utilisateur, que l’on réassocie à la marque et à partir de laquelle on définit un objectif. Les concepts clés sont la durabilité, le détergent liquide et les basses températures. Mais tout commence par cette innovation, car cette innovation est la bonne. Elle comprend où va le consommateur. Steve Jobs dit qu'il ne parle jamais aux consommateurs. C'est une erreur : il est essentiel de parler au consommateur. Comment évoluent les gens et la société ? C’est à partir de là que vous pouvez savoir comment vos produits peuvent jouer un rôle à ce niveau. Il est question de "deep human insights".

Si vous voulez appliquer l’approche et les constats du livre de Fons à la recette de P&G, que voudriez-vous voir mis davantage en avant ?

L'importance de l'innovation. L'innovation n'est pas une invention, mais une traduction de l'expérience consommateur, qui renouvelle et fait grandir. L'innovation est un processus que l’on peut gérer. La manière dont on procède est l’élément le plus important pour assurer la rentabilité à long terme et faire en sorte que votre marque reste pertinente. L'innovation ne concerne pas seulement le produit. Il en va de l’expérience de marque dans son ensemble. Nous sommes fondamentalement centrés sur le consommateur et non sur la concurrence. Nous sommes attentifs bien sûr à ce qui apparaît sur le marché, mais il y a très peu de reporting concurrentiel. 

Tout le monde peut constater notre puissance en télévision. Mais je pense que peu de gens réalisent à quel point nous innovons également au niveau digital. Mais innover ne se limite pas au développement digital ; la télévision n'est pas devenue moins puissante. Pour maintenir une marque forte, il faut continuer à construire de manière large. Depuis le siècle dernier, avant même l’avènement du numérique, P&G investit de manière incroyable dans le marketing direct.

Les outils ont changé, la manière de penser reste la même. Nous continuons à faire des choix cohérents fondés sur des faits démontrés, ce que reflètent nos investissements conservateurs dans les médias. Nous sommes beaucoup plus centralisés que nombre de nos concurrents. Cela m'inspire une confiance incroyable : je reçois tous ces learnings et je les partage ensuite avec un Brand Manager. Dans d’autres entreprises, un marketer s’occupe beaucoup plus de communication, avec l’ensemble des médias, mais cela conduit à une inefficacité incroyable. Tout est, une fois de plus, réinventé.

FVD : L'intégration est très importante. Le rôle du Brand Manager est ainsi clairement défini. Ces derniers jours, un certain nombre de lecteurs, y compris des gens actifs dans un environnement BtoB, dans des entreprises familiales, m’ont posé la question suivante : nous sommes attentifs à vos conclusions, nous étudions les cas et les applications, mais comment pouvons-nous organiser cela concrètement ? Cette recherche de l’équilibre, pour le dire simplement, se fait en vous adaptant, tout en restant vous-même, en évitant de faire des choses qui ne correspondent pas à ce que vous représentez, à votre identité. Il s’agit de travailler sur un ensemble, sur votre entreprise, de collaborer avec votre partenaire commercial, qu’il s’agisse d’Amazon, de Colruyt ou Delhaize.

LS : Vous devez collaborer avec eux et avec votre consommateur, au sein d'un ensemble très large. Comment faire en sorte que les gens espèrent que cette société investisse également en Belgique ? Et c’est, je pense, une interaction qui va dans les deux sens. C’est ma responsabilité : il ne s’agit pas tant du grand et puissant P&G que de la somme des décisions individuelles prises dans toutes ces catégories.


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